La Nuit des Temps de René Barjavel

Publié le par Savannah

 

 

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« La Nuit des Temps » de René Barjavel, publié en 1968, devait, initialement, être le scénario d’un film extraordinaire. Ce projet, inspiré par André Cayatte, engendrant un trop grand budget, ne fut jamais tourné.

Intervenant à une période de sa vie où il éprouvait plus de lassitude que d’envie, René Barjavel ne fut d’abord pas très enclin à s’investir pour un scénario de film, d’autant que l’idée de Cayatte (la découverte d’un homme en hibernation sous la banquise depuis 5 000 ans) ne l’inspirait guère.

Après avoir convaincu le réalisateur qu’il fallait absolument mettre en scène un couple et non un individu isolé, Barjavel rédige une nouvelle histoire sur une soixantaine de pages, déjà intitulée « La Nuit des Temps ». Le synopsis est présenté à un producteur qui le trouve génial mais qui, ultérieurement, se rétracte car la réalisation coûterait trop cher.

André Cayatte ne trouvant point les finances, il invita Barjavel à en faire un roman. L’intéressé le rangea au fond d’un tiroir, pendant près d’un an. Toutefois, l’histoire des héros et de leur île merveilleuse lui trottant dans la tête, il se remet à l’ouvrage pendant environ six mois puis présente « La Nuit des Temps » à son éditeur habituel qui refusa de lui accorder la modeste avance sur droits d’auteur sollicitée. Barjavel lui reprit donc le manuscrit et le présenta à Sven Nielsen, directeur des Presses de la Cité.

Néanmoins, une fois le roman paru, Barjavel ne croit toujours pas à ses chances de succès, même lorsque son amie, l’astrologue Olenka de Veer, lui prédit qu’il sera encore plus grand que pour « Ravage ». Le succès viendra pourtant ainsi que le Prix des Libraires en 1969. Ce roman demeure celui qu’il a le plus vendu avec « Ravage ».

 

 

RENE BARJAVEL

 


RESUME

 

Dans un grand paysage polaire aux teintes pastel s’agitent des taches de couleurs vives, ce sont les membres d’une mission des Expéditions Polaires françaises qui font un relevé du relief sous-glaciaire. L’épaisseur de la glace atteint ici plus de 1000 mètres et ses couches profondes datent de 900 000 ans. Pourtant un incroyable phénomène se produit : les appareils sondeurs enregistrent un signal provenant du niveau du sol. Aucun doute n’est possible, il y a un émetteur sous la glace. La nouvelle éclate comme une bombe. Que vont découvrir les savants et les techniciens qui, venus du monde entier, creusent la glace à la rencontre du mystère ? « La Nuit des Temps », c’est à la fois un reportage, une épopée et un grand chant d’amour passionné. Le présent et le passé s’y mêlent, y affrontent leurs espoirs ainsi que leurs craintes et y jouent le sort du monde. Traversant le drame universel comme un trait de feu, le destin d’Eléa et de Païkan les emmène tout droit vers le grand mythe légendaire des amants bienheureux et maudits, à côté de Roméo et Juliette, Tristant et Yseult, de tous ceux que même la mort n’a pas réussi à séparer.

 

En Terre Adélie, dans l’Antarctique, une mission scientifique française capte une improbable émission qui émane du fond des glaces, par un émetteur qui y a été placé il y a 900 000 ans. Des fouilles frénétiques et passionnées sont entreprises par des nations qui fraternisent dans l’adversité des conditions polaires.

Unissant toutes leurs sciences et leurs savoir-faire, les hommes creusent nuit et jour. C’est ainsi qu’ils découvrent une Sphère en or, composée d’un Œuf d’où provient le signal. Au cœur de l’œuf reposent deux individus nus dans de l’hélium solide, un homme et une femme, masqués. Les scientifiques décident de réanimer la femme en premier. Cette opération se déroule avec succès et leur permet d’apprendre qu’elle se nomme Eléa.

Au moyen d’un appareil sophistiqué de télépathie, retrouvé parmi les affaires personnelles de la jeune femme, les scientifiques pénètrent dans l’intimité de cette femme dont l’âme était rattachée à son amour de toujours, Païkan. Elle-même leur explique la guerre totale qui a conduit un savant de son époque, Coban, à l’enfermer avec lui dans un abri, ceci en dépit de sa propre volonté puisqu’elle aurait préféré mourir aux côtés de celui qu’elle aime d’une passion sans nom. La jeune femme, au demeurant d’une beauté exceptionnelle, accepte de faire revivre aux scientifiques tout son passé, leur permettant de découvrir une civilisation très évoluée dont ils ne soupçonnaient pas l’existence et qui date de 900 000 ans.

En effet, en Gondawa, c’est l’Ordinateur central qui décidait de façon rationnelle de l’union de chaque homme et de chaque femme, lien qui demeurait à jamais. Ravagé par la folie guerrière opposant les Gondas aux Enisors, le monde dans lequel avait vécu Eléa et Païkan avait sombré dans le chaos et le néant. Néanmoins, le plus éminent scientifique gonda, Coban, était parvenu à créer un Abri destiné à une femme et un homme, couple destiné à repeupler la Terre et rétablir la civilisation gonda après la destruction de leur monde par l’Arme Solaire. Malheureusement il destinait cet Abri à Eléa et lui-même puisqu’il était le seul homme capable de lire l’équation de Zoran dans les termes mathématiques universels.

Lorsqu’elle apprend qu’elle a dormi 900 000 ans suite à un problème de déclenchement de l’Abri, Eléa fait une dépression nerveuse. Seule la présence et l’attention d’un médecin de l’équipe de réanimation, Simon, la soulage. Grâce à son soutien elle consent à aider les chercheurs afin de réanimer Coban, détenteur d’une connaissance dont les applications sans limites intéressent les scientifiques et attisent les convoitises des grandes puissances politico-financières.

L’opération pour réanimer Coban se trouve être plus délicate que pour Eléa, que l’on sollicité pour donner son sang au scientifique. Elle accepte, mais dans le projet secret de le tuer en absorbant la « graine noire » qui lui fut donnée lors de la guerre contre les Enisors.

L’intervention est surveillée par Simon qui, à l’aide d’un casque issue de la technologie gonda, observe les rêves de Coban alors qu’il revient à la vie. C’est ainsi qu’il comprend, au fur et à mesure que se dessinent en songe les ultimes instants de la vie de Coban, qu’il s’agit en fait de Païkan qui, alors qu’Eléa était déjà endormie dans l’Abri, s’est querellé avec Coban puis pris sa place au dernier moment.

Conscient de la réalité, il souhaite en informer Eléa mais il s’aperçoit que celle-ci se meurt, tuant par la même occasion celui auquel elle fut arrachée mais que le destin avait constamment gardé à ses côtés. Sachant la jeune femme condamnée, Simon conserve le silence, refusant de lui avouer qu’elle devient l’assassin de son propre amour.

Au dehors, un chercheur traduisant la langue de la civilisation passée, tentant de garder ses découvertes à des fins personnelles, détruit les preuves qui lui ont servi mais échouera également à faire sortir les copies.

Au final, il ne demeurera que deux amants venus de la nuit des temps et qui l’ont traversés l’un à côté de l’autre, apportant les perspectives de nouvelles technologies ainsi que l’horreur et les remords qui hanteront toujours le docteur Simon. Pour l’humanité ne seront que des regrets amers, ceux de n’avoir rien appris depuis la civilisation d’Eléa et Païkan, dont elle descend sans l’avoir su suite à une guerre atomique.

 

 

LA NUIT DES TEMPS

 


PERSONNAGES

 

Le docteur Simon

Simon est le médecin de la mission française qui découvre le signal sous les glaces. Il demeure par la suite une des figures principales au sein de la communauté, notamment grâce aux liens affectifs qu’il noue avec Eléa.

Son portrait est donné au début du roman, alors qu’il est revenu du Pôle Sud, encore très marqué par l’histoire qu’il vient de vivre.

Agé de 32 ans, il est grand, mince, porte une courte chevelure brune et une barbe bouclée. Ses yeux sont clairs et leur blanc est strié de rouge.

Le docteur Simon apparaît dans le texte sous deux dénominations : « docteur Simon » ou « Simon », privilégiant tantôt sa fonction, tantôt l’homme. Ce nom très commun peut aussi être son prénom puisque son identité complète n’est déclinée à aucun moment de l’histoire. L’auteur, par cette désignation ambiguë, affirme le caractère solitaire du protagoniste et facilite son assimilation. Cette appellation évoque également formellement la France à laquelle Barjavel est très attaché, au point d’en faire dans le roman une nation guidant les autres.

Ce personnage proche du lecteur l’est d’autant plus que ce dernier connaît tout de lui grâce aux nombreux passages du livre en focalisation interne. C’est par le biais de cette focalisation interne que l’amour de Simon pour Eléa apparaît tout d’abord, un amour égoïste qu’il fera évoluer en une passion dévouée.

Avec l’échec de la mission scientifique, son amour raté constitue l’autre grand enjeu non abouti du roman. Simon incarne l’archétype du personnage classique et commun dont Barjavel aime à animes les ressources et les sentiments, ces vibrations qui peuvent faire changer la face du monde. Il est le personnage qui fait le lien entre le passé représenté par Eléa et le présent ; tout comme il fait le lien entre le Pôle Sud et le monde civilisé, le monde parisien. C’est également lui qui entretient le suspense en dévoilant le caractère dramatique des événements.

 

Eléa

C’est la Beauté devenue femme. Plus que « Miss Univers » c’est « Miss Eternité ». Simon en est fou amoureux dès le premier regard.

Beauté universelle, surnaturelle, éternelle. Même si Barjavel se lance dans une description merveilleuse de cette femme idéale, des courbes sublimes de son corps à la splendeur de son visage, celle-ci est inutile car Eléa est la femme parfaite, c’est-à-dire telle que l’imagination de chacun la voit, selon ses désirs. Et c’est là une des facettes de l’énorme talent de Barjavel. Eléa, femme parfaite, va lui permettre de donner sa définition de l’amour parfait :

« Amour. […] Depuis que je t’ai vu vivre auprès de Païkan, j’ai compris que c’était un mot insuffisant. Nous disons « je l’aime », nous le disons de la femme, mais aussi du fruit que nous mangeons, de la cravate que nous avons choisie, et la femme le dit de son rouge à lèvres. Elle dit de son amant « Il est à moi ». Tu dis le contraire «Je suis à Païkan », et Païkan dit : « Je suis à Eléa ». Tu es à lui, tu es une partie de lui-même. » - Je n’étais pas, dit-elle. NOUS étions… »

Cette symbiose n’est pas uniquement basée sur les mots. Il s’agit d’une véritable osmose des esprits et des pensées des amoureux.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est à Païkan qu’Eléa refuse le présent.

Elle ne sait pas qu’il a évincé Coban de l’Abri pour prendre sa place et la suivre. Elle tuera 3 fois pour lui : d’abord le garde qui était entré en elle et dont elle s’est servie pour échapper à Coban, ensuite l’homme qui l’a suivie dans l’Abri et qu’elle croyait être Coban. Enfin elle-même. Puisqu’elle ne peut vivre sans Païkan et que Païkan est mort. Elle va jusqu’au bout de ses idées et de ses convictions, obstinée et ne pensant qu’à une chose : être avec Païkan, car elle est à Païkan.

Eléa, outre cette beauté éternelle, possède une intelligence hors du commun. C’est pour cette raison qu’elle a été choisie pour entrer dans l’Abri afin de perpétuer la vie et enfanter des êtres intelligents. Elle est la numéro 3 sur la liste de l’ordinateur Gonda. L’ordinateur a choisi 5 femmes, pour leur équilibre psychique et physique, pour leur santé et leur parfaite beauté. Elle a été définie comme « équilibrée, rapide, obstinée, offensive, efficace ».

 

 

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LA PROMESSE D’UN MONDE NOUVEAU

 

« La Nuit des Temps » se déroule sur fond d’étendues polaires glaciales, dans un froid piquant, aux conditions climatiques extrêmes. Dans ce décor de cristal jaillit une lumière de vie autour de laquelle les nations vont se regrouper, à la rencontre de leur devenir, toutes unies pour percer le mystère qui, du fin fond du monde, les ramène à leurs origines. Le ton devient celui de la coopération, de la lutte fraternelle contre l’adversité, du progrès humain. Dans ce contexte se côtoient séparément la destinée des individus et celle de l’humanité.

A cette marche en parallèle des individus et des peuples, Barjavel innove ici en développant une complexité des relations entre les personnages, qui confère au roman une véritable dimension psychologique. Avec l’amour impossible de Simon pour Eléa, c’est la question de l’amour dont celui qui en est l’objet ne peut vous retourner qui est sous investigation.

Dans une première partie, la prédominance thématique prend des orientations plus politiques. Avec la soudaine constatation qu’un mystère sans précédent s’est dressé entre les nations, celles-ci délaissent leurs rivalités intestines. Elles s’unissent pour expliquer et dominer l’inconnu. Chacun fournit ses meilleures ressources. Les difficultés à surmonter sont occasions pour chacun de mettre à profit son ingéniosité non pour la destruction de l’autre mais dans l’intérêt commun. Un monde nouveau promet de naître…

Cette harmonie entre les nations, cette marche unie des hommes est la reconquête du paradis perdu. Les métaphores à cette intention sont nombreuses. Le nom de la base, E.P.I., est le signe de la renaissance. Le blé est dans la Bible le symbole de l'abondance, vers laquelle tout semble acheminer les nations régénérées. L'unité du langage retrouvée par l'artifice de la Traductrice est la fin du châtiment de Babel, nommément introduite par deux fois dans le roman. L'humanité qui recouvre la grâce divine par l'intelligence mêlée de la technologie et de la coopération, va à la rencontre de la civilisation parfaite, éteinte il y a fort longtemps, mais que les hommes sont sur le point de faire renaître. Mais, ramenée à la vie, la plus belle femme de ce monde idéal se réveille avec le souvenir des mêmes folies meurtrières et des antagonismes militaires de ces hommes qui, bien qu'ayant bâti une civilisation d'une avance technologique prodigieuse, l'ont précipitée à sa perte. Comme pour marquer le coup d'une inéluctable déchéance par sa propre main, l'humanité voit son élan d'aujourd'hui brisé par sa faute en même temps qu'elle apprend que celui des temps passés le fut pour cette même raison. Après le succès de la réanimation, les tentatives d'infiltration ne tardent pas pour s'approprier les découvertes. Des failles fissurent le piédestal duquel les scientifiques d'E.P.I. pensaient pouvoir proclamer un monde de paix et de prospérité que la science venait de rendre possible. La sanction immédiate de leur échec est la nouvelle chute de Babel.

 

 

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L’AMOUR IMMACULE


Eléa est d’une beauté exceptionnelle et tout le monde est naturellement admiratif d’une telle féminité portée à l’extrême dans le roman.

Mais Simon y réagit d’une façon bien particulière : il devient amoureux.

 

Alors que les autres n'extériorisent qu'admiration ou désir désespérés, en Simon naît l'espoir fou de l'amour. Cela se traduit dès le début par des priorités différentes. Alors que les scientifiques veulent à tout prix maintenir la « ressuscitée » en vie, Simon ne pense qu'à communiquer, d'abord par désir égoïste de se voir partie prenante du dialogue. C'est lui qui établira les premiers contacts, mais l'impossibilité d'aller plus loin l'obsède.

Pour concilier les besoins des scientifiques et ceux de Simon, Barjavel invoque un rejet de la nourriture moderne qui conduira à précipiter la recherche d'un moyen de communication, afin de savoir comment nourrir Éléa. On observe une première ouverture d'un amour désintéressé de Simon lorsque la situation est telle que l'on commence à craindre pour la vie d'Éléa, incapable de s'alimenter. Devant la rudesse des mesures nécessaires à la maintenir en vie, par injection nasale ou sanguine, Simon voit son désir de lui parler laisser place à celui de l'écouter, puis à celui de la comprendre, et enfin celui de la satisfaire.

Dès lors que ce problème sera résolu, Simon se repositionnera immédiatement en conquérant. L'intrigue s'établit avec les récits d'Éléa qui relatent l'amour sans nom qu'elle partageait avec Païkan. Il ne faudrait pas voir dans cette passion indicible une capacité propre à la civilisation disparue, autrement chanceuse que la nôtre que par « La Désignation », cérémonie où une autorité supérieure assemble les amants parfaits. Cette impression n'est favorisée que pour imprégner le lecteur d'un sentiment de solitude. On lui présente à cet effet un monde moderne où il se retrouve, par l'intermédiaire de Simon, volé du sentiment amoureux, face à un monde inaccessible, représenté par Éléa, où celui-ci a vocation à être pleinement et universellement épanoui.

L'histoire d'amour autour de laquelle se bâtit le roman est bien celle de Simon et Éléa, alors que ce sont Éléa et Païkan qui sont les amants éternels et maudits. Lorsque nous voyons cette dernière déchirée de douleur par le passé à l'évocation de Païkan, nous sommes dans la position d'observateurs d'un bonheur qui nous est extérieur.

C'est aussi bien sûr le cas de Simon. L'émotion qui se dégage de cette narration se projette sur le couple Éléa-Païkan. Mais ce sont les scènes affectives entre Éléa et Simon qui sont vécues avec une émotion toute personnelle par le lecteur, qui s'assimile au personnage de Simon. Dans cette optique, la partie volumineuse du roman à caractère véritablement S.-F. - celle où Éléa décrit sa vie auprès de son amant en Gondawa - est une interruption douloureuse de l'histoire qui se déroule autrement dans notre présent, en notre présence. C'est que dans ce long encart monolithique de plus d'un millier de phrases où il n'est plus fait allusion à Simon, que le lecteur se ressent comme exclu du roman, contraint à assister, ainsi que Simon, aux souvenirs personnels et privés du couple. Simon est jaloux, il se venge et se console en faisant souffrir celle qui ne le regarde pas.

Ce sentiment bien humain, que Barjavel en réaliste sans concession pour le romantisme ou la vertu de ses personnages développe dans toutes ses extensions, nous rapproche du cruel héros déçu, qui dans sa solitude ne trouve que son agressivité comme réponse et nous ressemble tant. L'échec d'une telle tentative va, comme on peut s'y attendre, écarter Simon du premier plan. Mais renaît dans le cœur du lecteur l'espoir et la joie alors qu'Éléa manifeste son désir de revoir celui-ci à ses côtés. Projetée dans un monde qu'elle ne comprend pas et qui lui répugne, elle voit tout d'abord en Simon une aide...

C'est cet amour sans espoir que Simon ne peut prendre et qu'Éléa ne peut donner qui est source d'une grande amertume et d'une profonde nostalgie pour le lecteur. Simon se défait de son amour égoïste, pour aimer pleinement Éléa, en dépit de ne pouvoir le partager et le concrétiser. Cet abandon, ces avancées respectives et mutuelles devant l'impossible rendent l'inimaginable, l'incongru, l'évidence possible. Simon et Éléa s'aiment. Celle-ci s'éveille à son tour et l'accepte.

Pour enfin, non oublier son amour pour Païkan, mais le confondre à celui qu'elle éprouve pour Simon.

C'est ici le paroxysme de leur amour, pleinement partagé et vécu. Ils ne peuvent aller plus loin, et Éléa qui n'a donc plus aucune raison de vivre, voit se dessiner dès lors le chemin qui la conduira vers la mort, chemin lui aussi tortueux et subtil.

Avant Simon, Éléa est à Païkan, ne vit que par lui, n'existe que par lui, partage avec lui un amour sans nom, inconnu, indescriptible. Faisant encore appel à la technologie, Barjavel matérialise avec les anneaux la confiance et la vérité immaculée qui unit les couples qui s'aiment, et qui n'ont aucun secret l'un pour l'autre. Chacun vit la vie de l'autre, vit pour l'autre, l'un ne peut aller sans l'autre. Or voici qu'Éléa, entité parfaite de ce couple idéal, est avec Simon prise à contre-courant de cette attraction qui la lie à Païkan. Elle est redirigée par des puissances incontrôlables et incohérentes sur la voie d'un autre être, d'un amour nouveau, qu'elle découvre soudainement, et qui la sépare de l'amour que la fatalité lui a retiré quelques jours auparavant seulement (elle n'a consciemment pas dormi plus que cela). Quel sens peut-elle alors donner aux certitudes, aux affirmations d'hier ? Il n'en ressort pas d'autres confusions dans le roman que celles que la vie a pu montrer à tout un comme présentes à chaque fois qu'il y a matière à laisser parler ses sentiments. Qui n'a pas pu constater que l'amour éternel ne l'est qu'à l'instant où on l'éprouve ? Éléa qui ne peut se résoudre à croire que tout recommence, et cette fois pour de bon, ainsi que d'aucuns le font parfois, décide alors la tranquillité de la mort. Elle tuera cependant Coban, laissant penser que son amour naissant et les tourments qu'il lui cause dissimulent d'autres pistes de réflexion. Éléa en effet ne décide pas de se suicider immédiatement après avoir compris qu'elle ne reverrait plus Païkan. Il y a, entre la perte de celui-ci et le choix de la perte de sa vie une autre perte, qui est le maillon manquant du triptyque dont Éléa est le centre : la perte de Simon. Comprenant qu'elle perd plus que la présence de Païkan en gagnant Simon, comprenant qu'elle perd aussi ce dernier, et ne pouvant surmonter ces contradictions, elle se retrouve démunie à tous points de vue, étrangère à elle-même, à ses sentiments. Le coupable de cette situation, c'est Coban. C'est pourquoi elle décide de le tuer.

Barjavel a donc réussi, sans tomber dans la facilité de nouer un amour parachuté entre la femme venue de la nuit des temps et son réanimateur, à exposer ses grands thèmes sur l'amour. S'efforcer de l'exprimer avec toute la chaleur de son cœur, sans rien demander en retour, pour le seul bénéfice de l'élu(e), qui choisira ou non de l'accepter. Quand cet effort est total et vrai, qu'il n'est motivé par aucune arrière-pensée, il peut faire des miracles. L'amour unique entre deux êtres certes fictifs mais qui ne pouvaient s'aimer autrement que dans une littérature éthérée vouée au schéma classique et attendu, voit sous la plume de l'auteur qui a su lui donner la plus grande extension acceptable avant de tomber dans l'incongru, rayonner d'une flamme universelle, de celle-là dont l'intensité a immortalisé dans les bibliothèques éternelles les destins tragiques et les sentiments passionnés des héros mythiques, tels Roméo et Juliette, Quasimodo et Esméralda ou Tristan et Yseult. Certes l'on reconnaît sans détour qu'il n'est nullement question de comparer Barjavel à ces auteurs qui ont acquis dans l'immortalité les lettres de Noblesse de la divine profession. Mais sur un point, sur la nature, sur la complexité, la vraisemblance, la puissance, la grandeur, la noblesse de l'amour de ses protagonistes, Barjavel a réussi à les rejoindre, et son couple à trois têtes Éléa/Païkan et Simon figure dans la littérature contemporaine en place de premier choix pour leur succéder et les renouveler.

 

 

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LA CONNAISSANCE UNIVERSELLE

 

Si l’intrigue amoureuse est la quintessence du roman, d’autres thèmes familiers à l’auteur y trouvent leur place à ses côtés et évoluent au rythme de l’amour de Simon et Eléa. Toujours emprunt d’une touche de spiritualité, Barjavel aborde la question de la Connaissance et de la sagesse indispensable à sa maîtrise.

Cette connaissance est dans le roman symbolisée par « l’équation de Zoran », que Barjavel relie au nom de celui qui aurait découvert le « champ universel », terme certainement repris directement des vaines et dernières recherches d’Einstein qui s’entêtait à croire à une possible description complète de tous les phénomènes. Le nom intriguant paré d’un tel adjectif n’a pas manqué de capter l’attention de l’auteur. L’idée de l’universalité, le sentiment du fondamental sont aigus chez Barjavel et en cela il rejoint les scientifiques. Il est persuadé que la vérité ultime est fondamentalement simple. Lui qui n’entend pas l’abstraction des symboles mathématiques s’en remet à sa puissante imagination d’auteur fantastique pour combler ses lacunes. La branche horizontale de la Croix, c’est le Rien. La branche verticale c’est le Tout, qui pénètre le Rien. L’ensemble, c’est la création. Eléa dessine l’équation au rouge à lèvres, qui apparaît ainsi sous son élégant tracé.

Une explication possible pour motiver le choix de cette forme byzantine s’articule autour d’un choix qui emprunte pour moitié aux symboles mathématiques ou religieux (les traits droits) et pour autre moitié à une calligraphie stylisée d’une lettre symbolique pour l’auteur, conférant au résultat l’apparence respectable d’un signe qui supporte toute La Connaissance.

Eléa explique qu’il s’agit d’une équation universelle, qui se lit, comme les plus simples de nos mathématiques, dans le langage courant aussi bien que dans le langage scientifique. Cette notion d’un savoir fondamental qui resterait en partie déchiffrable par le plus grand nombre est une idée qui ravit l’auteur. Pour l’équation de Zoran, cette double capacité de contenir toute sa sémantique phénoménologique lisible en termes de phonèmes, mais aussi toute la signification scientifique en termes mathématiques, reflète cette admiration de Barjavel pour la simplicité du très fondamental et de l’universalité.

Les équations de la physique moderne qui couvrent la presque totalité des phénomènes observables sont dans notre terminologie mathématique presque aussi simples que ce symbole réduit à sa plus simple expression. La possibilité de rendre compte de toute notre connaissance de l’univers en un nombre très restreint de variables et d’opérations n’est pas une allégation gratuite de l’auteur pour les besoins du roman, mais une croyance profonde en une simplicité ultime et une réalité scientifique. Barjavel y ajoute une fenêtre par laquelle les non-spécialistes peuvent entrevoir la vérité. L’équation de Zoran est lisible par tous, contrairement aux symboles hermétiques de nos mathématiques.

Dans le langage d’Eléa, l’équation se lit comme Barjavel aimerait pouvoir lire les équations de la physique moderne où l’on parle de fonction d’onde qui emplissent tout l’espace, pour décrire l’état d’une particule qui n’est nulle part.

L’équation a encore valeur de symbole ; elle représente le savoir et sert d’emblème à l’université Gonda. Elle nous rappelle aussi les dangers qui accompagnent la connaissance ainsi que les contraintes qu’elle impose à celui qui ne la possède pas.

L’équation de Zoran est au cœur de l’arme atomique qui détruira la civilisation Gonda. Elle est également inscrite sur les vaisseaux qui rechercheront Eléa pour l’enlever à Païkan. C’est aussi un signe de hiérarchie qui distingue le chef dans un laboratoire de par sa couleur. Ainsi avec la science se crée un tourbillon de contraintes, de pouvoir et de dangers qui demeurent dans son sillage et emportent ceux qui ne l’accompagnent pas dans son avance sans fin.

L’équation de Zoran est alors la clé inintelligible d’un danger mystérieux, à l’image de la célèbre formule de la relativité qui renferme en son sein la dévastatrice puissance des atomes. Au-delà de la science, le concept du Tout qui transcende le Rien (et réciproquement), exprimé sous la forme du langage commun par « ce qui n’existe pas existe », évoque intensément le fondateur quasi mythique du Taoïsme, Lao Tseu et le Tao To King.

« L’immobilité est le mouvement du Tao.

Dans sa faiblesse réside sa puissance.

Tous les êtres de ce monde sont nés du visible.

Le visible procède de l’invisible.

Car tout est et n’est rien. »

 

 

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BARJAVEL VISIONNAIRE TECHNIQUE ?

 

Les romans extraordinaires de René Barjavel sont pour lui l’occasion de mettre en scène des techniques et produits futuristes pour l’époque de leur rédaction, parfois franchement fantaisistes (mais c’est toujours avec une pointe d’humour) ou bien mis en œuvre de façon peu transposable dans sa réalité.

Cependant, à la différence de certains auteurs de S-F., ces présentations sont le plus souvent fort cohérentes et ne font qu’anticiper au sens propre sur des réalisations que Barjavel a ensuite pu voir se réaliser.

Certains éléments, objets ou concepts, présents dans le monde de Gondawa et décrits par Eléa, se retrouvent dans notre environnement technique d’aujourd’hui ; et, dans certains cas, leurs inventeurs ne nient pas la paternité des idées de Barjavel.

 

 

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GONDAWA : MODELE SOCIO-ECONOMIQUE D’UNE SOCIETE PARFAITE ?

 

« La Nuit des Temps » est l’occasion pour Barjavel de décrire, sous le couvert de la fiction, une société dont les avancées techniques et scientifiques s’accompagnent d’une organisation sociale et économique quasi idéale.

Barjavel rejoint ainsi ceux que l’on peut qualifier « d’utopistes » de par leur vision d’une organisation pouvant –peut-être, et c’est là que la lucidité de notre auteur est à souligner – apporter des solutions profondes à de nombreux problèmes contemporains, voire éternels.

 

 

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L’AUBE DES JOURS PROCHAINS

 

Dans « La Nuit des Temps », les hommes rencontrent leurs origines et entrevoient leurs lendemains, dans le savoir, la sagesse et la prospérité. Sur quelques-uns d’entre eux se braque le projecteur de la fiction révélant des histoires toutes semblables, toutes dans l’attente d’un avenir meilleur, chacune se débattant entre l’espoir et la peur, l’idéal et l’absurde.

L’humanité et les individus voient leurs histoires se séparer mais aussi se ressembler et, à la fin, se rejoindre. Aucune n’aura réalisé les promesses qu’elle voyait pourtant à sa portée. La génération vaincue passe, les hommes meurent ou abandonnent. Mais voici que déjà une nouvelle vague d’espoirs et d’idéaux déferle sur le monde d’aujourd’hui, avec ses figures de proue, ses héros, et la foule des anonymes qui les supporte, les pousse de l’avant, avec la certitude que cette fois, tout se passera bien. A la fin du roman, la jeunesse du monde entier se soulève, refuse, reprend à son compte le « non » de la civilisation perdue, « pao », avec l’idée que leurs prédécesseurs ont trahi ou damné le potentiel de leur découvertes. Eux vont tout changer.

Le cycle barjavélien de l’ascension puis de la chute est réamorcé à la fin du roman par une ascension nouvelle, qui ne nous sera pas contée, mais dont on peut prévoir la destinée et la placer dans un cercle sans fin d’élévations et de chutes consécutives d’une espèce qui semble ne jamais devoir évoluer.

Cette vision s’inscrit dans la lignée de certaines traditions orientales (en particulier indiennes). Sur ce cercle vicieux qui voit dans sa course ininterrompue vers l’inconnu l’humanité s’élever et sombrer, prennent place des acteurs. Simon, Eléa, Léonova et Hoover en sont des exemples. Chacun d’entre nous en est un autre. Dans le mystère et l’inconnu métaphysique et spirituel, coincé dans les maillons du temps, dont la chaîne vient d’on ne sait où et fuit vers l’inexploré, plongé dans l’absurde quotidien des luttes sociales, des tensions politiques ou des conflits armés, chacun est, chaque jour, à sa place sur le cercle, témoin d’un futur prometteur ou catastrophique, enclin à croire à une prospérité enfin acquise pour toujours ou à l’inévitable fin du monde.

Pour Barjavel, l’histoire passe son chemin et, avant de savoir si elle est destinée à s’interrompre ou à trouver son rythme de croisière, il convient d’abord à l’individu d’y trouver sa place et d’y assurer son bonheur.

L’erreur de Coban est d’avoir méprisé l’importance de l’individu, d’avoir pensé qu’après la guerre il n’y aurait plus de place pour l’amour et la haine, mais seulement pour le travail visant à préparer le futur.

Barjavel, qui pense que les questions spirituelles et scientifiques sont de la toute première importance, estime surtout que le sort de l’individu ne doit à aucun prix être sacrifié sur l’autel des prévisions futures. Léonova et Hoover sont le symbole de cette bouée dans la tempête. Ils restent l’un pour l’autre un support devant la désolation.

La grande morale de «La Nuit des Temps » est que l’amour n’est pas l’affaire de chacun dans le petit intervalle de vie qui lui est alloué sur terre. Il est tout aussi noble que la recherche scientifique ou spirituelle. Il accompagne l’être humain depuis toujours et jusqu’au dernier souffle du dernier de son espèce.

Si sonder l’inconnu de l’univers n’est le souci que d’un petit nombre, pour tous,  l’amour est la réponse commune à chacun face à l’inconnu qu’il représente pour lui-même.

Si la connaissance du monde dans lequel nous vivons n’est pas accessible aux hommes avant longtemps, peut-être pouvons-nous déjà essayer d’apaiser nos peurs et d’assouvir notre bonheur en nous efforçant d’aimer… ainsi que le fait Simon, ce qui exclut tout égoïsme, possession ou luxure. Il s’agit d’une évolution qui s’apprend, se comprend et se vit, comme tout art, toute science et toute démarche spirituelle. Et l’on remarquera que c’est pratiquement dès ses premiers romans de science-fiction que cette considération de l’Amour comme moyen d’apporter le salut au monde apparaît.

 

 

LA NUIT DES TEMPS6

 


Publié dans Littérature

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<br /> J'aime beaucoup le livre "La Nuit des Temps", c'est du Barjavel pur et dur... ça me fait un peu penser à du Bernard Werber, mais en mieux !<br /> <br /> On dirait presque qu'il y a une morale à la fin du récit et c'est assez sympa :)<br /> <br /> Je viens d'ailleurs de publier mon avis sur ce livre sur mon blog...<br /> <br /> <br /> Joli article, je reviendrais ;)<br /> <br /> Bonne continuation !!<br /> <br /> <br />
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